Textiles d’ici : Lin du Pays

image du lin et des capsules qui contiennent les graines

Un projet de culture du lin textile au Sud-Est du Nouveau-Brunswick permet aux gens de redécouvrir une partie de leur histoire, d’acquérir et de transmettre d’anciennes connaissances.

Le lin, ça fait partie de l’histoire de l’Acadie. Avant l’arrivée du coton en Amérique du Nord, il était essentiel à la survie, explique Sylvette Fortin, artisane textile et tête du Département de textiles du Village Historique Acadien à Caraquet. « Au village, on a une phrase qu’on dit, c’est que quand le monsieur venait te demander en mariage, il demandait si tu voulais user son drap de lin avec lui. Parce qu’un drap était supposé durer toute la durée d’un couple. C’est très résistant. C’est une petite fleur, une petite plante, mais c’est super résistant comme matériel, » explique-t-elle.

« C’est très résistant. C’est une petite fleur, une petite plante, mais c’est super résistant comme matériel. »

-Sylvette Fortin

C’est cette même petite plante à la fleur délicate qui a été au centre d’un projet innovateur à Cocagne et à Grande-Digue au cours de la dernière année: celui de cultiver, récolter, transformer, filer et tisser du lin. Un projet de production de textile hyperlocal, à petite échelle: un véritable exemple de slow fashion.

champ de lin en fleur
Champ de lin en fleur, à Grande-Digue. Image par Jean-Guy Poirier

Claire Gagnon s’intéresse aux textiles et aux teintures depuis son adolescence, mais ce n’est que depuis 2005 qu’elle expérimente avec le lin, en cultivant un peu dans sa cour ou chez des voisins. Récemment, elle s’est jointe au groupe Couleurs du pays, un projet de teinture naturelle du Groupe de développement durable du pays de Cocagne (GDDPC).

Le projet a pris de nouvelles dimensions en automne 2021, lorsqu’un autre membre du groupe, Jean-Guy Poirier, a proposé de planter du lin. « Ben là j’ai sauté en l’air. J’étais vraiment contente, » se souvient Gagnon.

« La surprise, c’était la suggestion à Jean Guy. Ça fait, là il fallait pédaler, » raconte-t-elle en riant. Trouver des graines de lin textile n’est pas chose facile. « Ce n’est pas au magasin que tu vas trouver ça. Faut faire venir ça de loin, » explique Gagnon, parce que la culture de lin se fait surtout en Europe ces jours-ci. Elle-même avait des graines âgées de dix ans, qu’elle avait nettoyées à la main. Elle a fourni 25 livres de graines au nouveau projet, sans savoir si celles-ci allaient bien germer. « J’ai dit, on va se croiser les doigts. Jean-Guy a dit, ben, t’as rien à perdre, j’ai dit OK. »

deux personnes récoltent du lin dans un champ
Émilie et Mathias récoltent du lin à Grande-Digue, en été 2022. Image par Wiebke Tinney

Le groupe a trouvé d’autres fournisseurs, notamment en Californie et en Oregon, et a fini par planter trois variétés. « Grosso modo, le total c’était presque un cinquième d’acre. C’était énorme. On a pas la main-d’œuvre, je savais, mais c’était juste en cas que ma variété n’était plus bonne, c’est mon excuse, » dit Gagnon. Elle n’avait pas besoin de s’inquiéter: ses graines ont produit des plantes de lin hautes de 4 pieds.

« Quand on a récolté, Wiebke [la directrice du GDDPC, Wiebke Tinney] a organisé une grosse fête, » dit-elle. Une trentaine ou une quarantaine de gens sont venus pour aider à arracher les plantes de lin. « Je leur montrais où était le champ et leur disais go right ahead, » dit Gagnon.

« Ça a amené beaucoup de curiosité, et quand les gens venaient participer, tu  voyais du bonding… ça parlait des sujets qui les intéressait. C’était du monde que peut-être t’avais jamais vu, mais ça placotait dans le champ de lin. Ça ramassait du lin, mais ça placotait, » dit Gagnon.

lin récolté
Le lin après la récolte. Image par Wiebke Tinney

Sylvette Fortin est l’une de ces personnes qui se sont présentées pour aider avec la récolte. Chaque année au Village Acadien, elle s’occupe d’acheter des graines de lin pour une des démonstrations. Les fermiers du village sèment les graines, et le lin passe par toutes les étapes pour finir par se faire filer par les dames de la maison Cyr l’année suivante. « Habituellement, on fait des linges à vaisselle qui vont se vendre comme des petits pains chauds à la boutique, » explique Fortin. Mais depuis la pandémie, les graines qu’elle commandait ne poussaient pas très bien.

« Elle était comme désespérée, » se souvient Gagnon. « J’ai dit, ben vas-y dans le champ, ramasse tout ce que tu veux. […] Là, elle a des graines, elle a des tiges qu’elle a rouies, elle a des tiges que nous autres on a rouies, ça fait qu’au village historique, ils devraient pouvoir faire leur démonstration l’été prochain. »

En plus de trouver du lin pour le Village Historique, Fortin aussi est devenue plus impliquée dans le projet.  « Je suis allée passer un après-midi avec eux autres et on a jasé, on a jasé jusqu’à ce qu’ils ont dit, ben on s’en va faire tout processer notre lin en Nouvelle-Écosse, et on a besoin de monde. J’ai dit, ben moi ça m’intéresse, je veux y aller. C’est comme ça que ça a commencé. »

Mais avant de pouvoir transporter le lin en Nouvelle-Écosse, il fallait qu’il passe par une étape essentielle: le rouissage. Pour commencer, les membres du groupe ont étendu les tiges- une centaine de livres- sur le gazon. Le rouissage, c’est un processus qui permet aux tiges de pourrir un peu, ce qui sépare la fibre de la paille. « La paille est dans le centre, donc les moisissures font en sorte que la fibre se détache de la partie paille. Il fallait le surveiller, ça a pris un mois. Chaque semaine, il fallait le tourner, » explique Gagnon. « On prenait un manche à balai pis on le flippait, rangée par rangée. On est pas équipés, tu sais. On prend des manches à balai, whatever qu’on trouve ».

« La paille est dans le centre, donc les moisissures font en sorte que la fibre se détache de la partie paille. Il fallait le surveiller, ça a pris un mois. Chaque semaine, il fallait le tourner. »

-Claire Gagnon
lin étendu sur le gazon
Après la récolte, le rouissage. Les tiges de lin sont étendues sur le gazon. Image par Wiebke Tinney

Le rouissage a pris tout le mois de septembre 2022, et les tiges de lin sont même restées au sol durant l’ouragan Fiona. « Ça a pas bougé », raconte Gagnon. « On aurait pu trouver ça chez le voisin! » s’exclame-t-elle. Heureusement, la récolte n’est pas partie au vent.

Vers la fin du mois, les membres du groupe ont commencé à s’inquiéter. Le rouissage est un processus important: si le lin n’est pas assez roui, la fibre ne se détache pas, tandis que trop roui, ça signifie trop pourri, ruiné. À un moment donné, explique Gagnon, il faut savoir quand arrêter la progression de la moisissure.

« On a roulé ça dans un tarp, rentré ça dans la grange, on l’a mis debout contre le mur pour que ça sèche… c’était toute une affaire. Wiebke a pogné les nerfs, elle a pris une batch, elle l’a emmené dans son bureau, » raconte Gagnon en riant, « elle a mis ça dans une petite chambre avec une fan, fallait que ça sèche. »

Après le rouissage, il faut sécher le lin. Image par Wiebke Tinney

À la fin, le rouissage s’est bien passé et le groupe pouvait passer à la prochaine étape : une visite en Nouvelle-Écosse, chez TapRoot Farms, pour se servir de leurs machines pour extraire la fibre. Des machines comme celles de TapRoots, il n’y en a pas d’autres en Amérique du Nord, affirme Gagnon.

l'équipe se rend à TapRoot Farms
L’équipe se rend à TapRoot Farms. De gauche à droite, Sylvette Fortin, Claire Gagnon et Wiebke Tinney. Image par Sylvette Fortin

C’est ainsi que Claire Gagnon, Wiebke Tinney et Sylvette Fortin se sont rendues à TapRoot Farms avec leur lin roui. À la ferme, les tiges sont passées dans de gros rouleaux pour les broyer et entre les lames d’une teilleuse- tout ça pour enlever la paille. Ensuite, les fibres longues sont passées dans une peigneuse, et les fibres courtes ont été envoyées dans une autre machine. Par la suite, il y en a eu d’autres (vidéos du processus disponibles sur la page Facebook du GDDPC) : une ouvreuse, un séparateur, une cardeuse… des machines conçues pour la laine, qui contient beaucoup moins de paille que le lin. Les machines sont souvent tombées en panne au cours de la semaine qu’elles ont passé à TapRoots, dit Gagnon.

différentes étapes de la transformation du lin
Le lin après différentes étapes du processus. Image par Wiebke Tinney

Grâce à la visite en Nouvelle-Écosse, le groupe s’est retrouvé avec des kilomètres de lin filé, fait de fibres courtes, mais il restait encore des fibres longues. Aucune machine en Amérique du Nord ne peut traiter des fibres longues, explique Gagnon. « Fait que là, j’ai suggéré qu’on allait filer ça à la main. Au début janvier, on a lancé l’invitation, il y a eu des gens qui voulaient apprendre. »

Atelier de filage de lin
Claire Gagnon (à gauche) enseigne aux gens à filer le lin. Image par Wiebke Tinney

Une poignée de gens se sont réunis pour apprendre à filer du lin: des enthousiastes des textiles ainsi que des nouveaux. « À un moment donné, quand le matériel sera transformé, on pourra tisser ça, on va trouver des tisserandes. On va essayer de faire quelque chose que les membres du groupe pourront porter. Peut-être qu’il y aura des teintures naturelles avec ça, on va s’amuser avec ça, » dit Gagnon.

Elle espère cultiver du lin à nouveau dans les années à venir, tout en se limitant à une quantité raisonnable de lin. Car la transformation du lin, c’est un processus intensif. « Il y a beaucoup de manipulation. Ça passe dans les mains je ne sais pas combien de fois, » dit Gagnon. Mais ça vaut la peine, selon elle, et Fortin est d’accord: « Tout de suite, la mode est super rapide, ça change beaucoup, mais quand t’investis dans le lin, tu vas pas changer ta garderobe à toutes les saisons. Tu vas avoir une pièce que tu vas garder longtemps, » explique Fortin. « Pour avoir de belles choses, ça prend du temps. »

« Tout de suite, la mode est super rapide, ça change beaucoup, mais quand t’investis dans le lin, tu vas pas changer ta garderobe à toutes les saisons. Tu vas avoir une pièce que tu vas garder longtemps. »

-Sylvette Fortin

« La mode est le plus grand pollueur après le pétrole et c’est le plus grand responsable des microplastiques dans l’eau, » explique Wiebke Tinney, Directrice du GDDPC.  Les teintures naturelles et le lin local n’endommagent pas l’environnement et nous sommes plutôt dans le Slow Fashion. » Slow Fashion est un mouvement analogue au Slow Food, où l’accent est sur la production de textiles écoresponsables et produits par des artisans locaux. Mais « cecitte, c’est very, very, very slow, » souligne Gagnon. D’autant plus que la plupart du processus est fait à la main, sans avoir d’équipement spécialisé. « Il y a toujours des pionniers qui vont en avant du monde qui utilisent juste des manches à balai, » dit-elle en riant.

« La mode est le plus grand pollueur après le pétrole et c’est le plus grand responsable des microplastiques dans l’eau.  Les teintures naturelles et le lin local n’endommagent pas l’environnement et nous sommes plutôt dans le Slow Fashion. »

-Wiebke Tinney, Directrice du GDDPC

Comme l’explique Tinney, c’est un projet qui crée des liens et renforce la communauté. « La culture du lin requiert beaucoup de main-d’œuvre et la participation des gens au projet comme pendant la fête du lin nous fait vivre l’expérience d’une culture déjà presque oubliée, la culture du lin pour le textile. »

lin et accessoires
Pour tant de gens, la culture et la transformation du lin est bien plus qu’une curiosité. Image par Wiebke Tinney

Pour Claire Gagnon, Sylvette Fortin, Wiebke Tinney et tant d’autres, la culture et la transformation du lin, c’est bien plus qu’une curiosité. C’est un projet rassembleur et écoresponsable, qui relie les gens à leur passé, qui éveille la curiosité, qui va à l’encontre de la mode rapide. « Enfin cela nous permet d’avoir une meilleure relation avec la terre et de nous lier avec nos ancêtres. C’est une façon de créer nos vêtements et de l’art sans restreindre les besoins des 7 générations à venir, » dit Tinney.

« L’utilisation du lin, ça fait des centaines, des milliers d’années, que ça se fait. Donc ça appartient à l’humanité entière. C’est comme faire du pain, ce sont des choses que les humains ont fait longtemps, et quand qu’on peut retourner à ça, c’est vraiment excitant d’une manière. »

-Claire Gagnon

D’ailleurs, le lin fait partie de notre histoire. L’histoire de l’Acadie, mais aussi l’histoire du monde entier : « L’utilisation du lin, ça fait des centaines, des milliers d’années, que ça se fait. Donc ça appartient à l’humanité entière. C’est comme faire du pain, ce sont des choses que les humains ont fait longtemps, et quand qu’on peut retourner à ça, c’est vraiment excitant d’une manière, » dit Claire Gagnon.

3 thoughts on “Textiles d’ici : Lin du Pays

  1. Super intéressant! Merci d’avoir partagé et bravo à toute l’équipe qui ont contribué à la première production contemporaine du lin en Acadie!!

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