À Cocagne, des gens passionnés des textiles et des couleurs se dévouent à la teinture naturelle pour faire revivre des connaissances ancestrales perdues
En 2019, un projet du Groupe de développement durable du pays de Cocagne (GDDPC) s’est donné la mission de trouver des gens dans la région qui se souvenaient des teintures naturelles, afin de s’assurer que ces connaissances continuent à exister quelque part. Ils n’ont trouvé personne.
Près de deux générations se sont écoulées depuis l’arrivée des teintures chimiques sur le marché dans les années 1850. Près d’un siècle et demi plus tard, le savoir-faire des teintures naturelles à base de plantes n’est qu’un souvenir flou dans nos mémoires collectives. En effet, il reste très peu de gens qui possèdent des connaissances sur les couleurs éclatantes qu’on peut obtenir avec des fleurs, des racines, des champignons ou de l’écorce.

« En fait, la teinture naturelle a disparu de la connaissance des gens depuis trop de générations, » explique Marie-Claude Hébert, coordinatrice du projet Couleurs du pays. “Moi l’idée, c’était, au début, on va demander à nos grands-mères, mais nos grands-mères ne savaient déjà plus. » Hébert s’est rendue compte que pour s’assurer que ce savoir-faire ne sombre dans l’oubli, il fallait faire du travail de recherche, d’exploration, d’expérimentation. C’est ainsi qu’elle et plusieurs autres personnes dans de la région sont devenues des sortes de pionnières de la renaissance des teintures naturelles. « On voulait que ça redevienne quelque chose de plus facile, de plus accessible et qu’on puisse le transmettre d’une génération à une autre, » explique Hébert.

Pourquoi la teinture naturelle?
Avant l’arrivée des teintures chimiques vers le milieu des années 1800, les teintures provenaient de sources naturelles, c’est-à-dire, des plantes et des animaux. Elles ont rapidement été supplantées par les teintures synthétiques, qui sont plus stables et moins dispendieuses, plus faciles à reproduire. Par contre, « les processus de teintures chimique sont vraiment, vraiment nocifs pour l’environnement,» fait remarquer Marie-Claude Hébert. En effet, les teintures synthétiques sont toxiques pour l’environnement et la santé humaine. Dans les pays où les textiles sont teints à grande échelle, les eaux usées, c’est-à-dire des cocktails de produits carcinogènes, de sels et de métaux lourds, sont envoyés directement dans les rivières et les ruisseaux sans traitement.

La teinture en général, qu’elle soit naturelle ou synthétique, consomme énormément d’eau. Selon la fondation Ellen MacArthur, l’industrie de la mode consomme assez d’eau pour remplir 37 millions de piscines de taille Olympique chaque année. Mais comme l’explique Marie-Claude Hébert, la différence avec la teinture naturelle, c’est que l’eau usée n’est pas forcément nocive. « Nous ce qu’on fait quand on teint, premièrement on laisse souvent notre eau de teinture tranquille un bout de temps pour voir si elle retrouve son pH neutre avant de s’en débarrasser. Sinon, on transforme le pH, et on n’utilise rien dans la transformation qu’on voudrait pas dans notre jardin. »
Ce n’est pas pour dire qu’il n’y a pas de chimie dans la teinture naturelle: il faut quand-même se servir d’un mordant, une substance qui fait coller la couleur aux textiles. Chez Couleurs du pays, on se sert surtout d’alun, et parfois de fer, mais les quantités sont minuscules, et le groupe s’assure de ne pas remettre des composés dans l’environnement qui ne sont pas présents dans la nappe d’eau de leur région.

Bernadette Goguen, une autre membre du groupe qui s’est impliquée dès le début du projet, explique comment le groupe a trouvé une façon de réduire leur consommation d’eau potable pour la teinture: « L’année passée, quand on faisait nos teintures, on ramassait de l’eau de pluie, et on utilisait ça. Parce que l’eau de robinet, c’est de l’eau potable. » Elle souligne que l’aménagement de l’eau a été un apprentissage important et que c’est une partie essentielle du processus. « C’est pas quelque chose qu’on considère souvent, pis là, je suis plus vielle moi, et je pense tout le temps à qu’est-ce qu’on laisse. Qu’est-ce qu’on laisse en arrière, qu’est-ce que nos petits-enfants et nos petits-petits enfants vont avoir de reste sur cette planète icitte si on ne fait pas attention. »
La consommation de l’eau n’est pas la seule priorité du groupe en termes d’écoresponsabilité. C’est aussi une attitude et une façon de faire qui guide la récolte des matières premières. « On ne veut pas aller ramasser tous les champignons dans le quartier, » explique Bernadette Goguen. « C’est récolter ce qu’on a de besoin, pas toute prendre les ressources, en laisser, et savoir si c’est une plante qui est plus fragile, si tu vas trépigner dans l’écosystème et tu débalances tout. T’as une certaine responsabilité. C’est le même concept quand tu ramasses des plantes médicinales, tu vas pas vider une population, tu vas jamais en prendre plus qu’au gros max, trente pourcent, au gros max. En sachant qu’il y a peut-être quelqu’un d’autre derrière toi qui va venir. »
« C’est le même concept quand tu ramasses des plantes médicinales, tu vas pas vider une population, tu vas jamais en prendre plus qu’au gros max, trente pourcent, au gros max. En sachant qu’il y a peut-être quelqu’un d’autre derrière toi qui va venir. »
-Bernadette Goguen
De plus, certaines espèces sont hors-limite, par exemple les lichens. C’est parce que les lichens poussent très lentement, tandis que « le champignon, il naît vite, il meurt vite, il se reproduit l’année d’après. On n’est pas inquiètes qu’il va disparaître, » explique Marie-Claude Hébert.

Les produits primaires pour la teinture sont soit récoltés en nature, soit cultivés dans des jardins de la région, et c’est une occasion de recréer un lien avec la nature, explique Marie-Claude Hébert.
« Le fait d’apprendre à teindre avec des plantes, ça nous fait ralentir, ça nous fait voir c’est quoi ce processus-là, qu’on peut jouer dans notre jardin et utiliser ce produit-là pour faire des vêtements et les porter ensuite et vraiment être plus en harmonie avec ce qu’on porte. […] C’est bon de savoir ça et d’essayer de le réintégrer le plus qu’on peut dans nos vies. C’est une bonne façon de remettre les mains même dans la terre. »
Marie-Claude Hébert
C’est un lundi matin ensoleillé au mois d’avril, et Marie-Claude Hébert s’est rendue chez Bernadette Goguen pour une session de teinture. Elles se rencontrent dans la grande cuisine de la vielle maison de ferme des Goguens. Sur la table sont empilés des livres, des sacs ziplock de fleurs séchées, un gros sac de pelures d’oignon. Sur le comptoir, des écheveaux de laine trempent dans des bols.


« Aujourd’hui on fait nos teintures à base de fleurs, la camomille de teinturier. C’est la première fois qu’on l’essaie, » explique Goguen. « On les fait chauffer pour une heure, on recueille le liquide, pis on met notre laine qui a déjà été lavée pis qui a déjà été mordancée. C’est déjà tout fait avant, moi je finis cette étape-là en batch, parce que j’aime beaucoup ça, j’aime la senteur de la laine qui cuit… »

La cuisine sent la camomille, et les pots bouillent tranquillement. Marie-Claude Hébert prépare des pelures d’oignon, qui, dit-elle vont donner un beau jaune ocre.

Le temps passe. Bernadette Goguen ajoute un premier écheveau de laine à un pot de noyer.

Éventuellement vient le temps d’essayer la camomille.

La laine blanche flotte parmi le liquide jaune des fleurs, comme du spaghetti dans une soupe étrange. « On va mettre notre laine à tremper, pour à peu près une heure, mais on va la laisser toute la nuit, » explique Goguen, parce que la camomille ne risque pas d’endommager les fibres de laine, contrairement au noyer.

Entretemps, Marie-Claude Hébert se rend dans la cour, sous le soleil chaud de la première vraie journée de printemps, pour essayer d’écraser un champignon. Au début, il résiste, mais sous les coups, se brise pour révéler la structure étonnante de ses lamelles. Quelle couleur renferme-t-il?
De retour dans la cuisine, on trempe un autre écheveau de laine dans le pot de pelures d’oignons. Le résultat est un jaune-orange riche, une belle couleur de printemps.

À l’extérieur, on étend la laine teinte au noyer pour la laisser sécher au soleil. L’après-midi s’étire au son des pots qui bouille et des conversations, à la senteur de la laine chaude et sous les regards du chien qui cherche des miettes dans la cuisine.

Plus tard, lorsque la laine sera séchée, elle fera partie de kits de tricot vendus par Couleurs du pays. Au fil des ans, le projet s’est développé pour devenir, presque, une sorte d’entreprise sociale. Ce sont les membres du groupe qui ont façonné sa progression: il y a des gens qui s’occupent de la récolte, de la teinture, d’autres qui créent des patrons et qui font l’agencement des couleurs pour les kits.

« Pour moi la couleur c’est comme le bonbon, » dit Marie-Claude Hébert. « On agence et on roule la laine pour que la personne qui tricote ne sera pas obligée d’acheter quatre écheveaux de laine différents, par exemple, pour faire un patron. On leur donne moins de laine, ça coute moins cher, mais ils ont tout le nécessaire pour tricoter. On a fait aussi des kits pour le hookage, des petits éventails pour le tapis hooké, des combinaisons pour par exemple un ciel de tempête ou la mer l’hiver. On agence des couleurs pour qu’une hookeuse puisse dire, ah, ça va être parfait pour mon ciel. »

Avec la teinture naturelle, les possibilités de couleurs semblent infinies, trouve Marie-Claude Hébert. « Tu t’assois là et tu regardes une plante se transformer et des fois le liquide est même pas proche de la couleur que tu vas avoir ou tu teins sur des différents textiles et c’est complètement différent, tu peux transformer ça avec des métaux- des métaux qui sont pas dangereux- ou des tannins qui viennent de d’autres plantes. On dirait que les possibilités naturelles sont infinies. »

De plus, on peut obtenir tout un arc-en-ciel de couleurs, affirme-t-elle. « Ça dépend beaucoup d’où on vit, si on veut cultiver nos propres teintures. Mais nous on a réussi à avoir, à cultiver, à récolter et à extraire du bleu, du rouge, des roses, des saumons, des oranges, des jaunes. »
Ses couleurs préférées sont les bleus obtenus avec l’Indigo Japonais. « Ce sont des bleus qui tirent un peu sur le sarcelle, un peu de genre de gris-vert dedans, c’est probablement mes préférés, et j’ai une super belle gamme de jaunes, avec les pelures d’oignon, la verge d’or, la tanaisie, on peut avoir vraiment des beaux jaunes. »

Bernadette Goguen, quant à elle, préfère le rouge obtenu avec des champignons. « C’était un rouge foncé, ensuite ça venait à rouge-orange, puis ça descendait le gradient jusqu’à melon, pis le dernier c’était un petit rouge-jaune. Mais c’est vraiment le rouge que j’ai trouvé, c’est vraiment quelque chose, c’est vraiment une belle couleur. »
Les couleurs obtenues avec les champignons ont été une grosse surprise pour beaucoup de membres du groupe. Non seulement certains champignons contiennent-ils énormément de pigment, mais les couleurs sont surprenantes et parfois inattendues. Un nouveau champignon, c’est une aventure, une expérience. « Là j’ai hâte de faire celui que Marie-Claude a là, parce qu’on va voir si je vais avoir du vert-bleu ou du bleu. Du bleu ce n’est pas facile à avoir, à part l’indigo. Si je peux avoir du bleu d’un champignon, ça serait le fun, » dit Bernadette Goguen. Il y a aussi du violet qui reste à découvrir, explique-t-elle. « On peut le faire avec certaines choses, mais ça reste pas. C’est une couleur qu’on recherche pis on a pas trop réussi à faire des violets. »
Lorsqu’elles découvrent des nouvelles couleurs ou des nouvelles recettes, les teinturières s’assurent de demeurer fidèle à la mission du groupe: de faire renaître ces anciennes connaissances sur les teintures naturelles et de les transmettre. « C’est une partie du projet qui est vraiment importante. De garder nos recettes et de les transmettre. On sera pas toujours icitte. Moi plus vite que vous autres, j’ai soixante-cinq, je vais pas vivre jusqu’à 300. » souligne Gagnon. « Plus vieux tu viens, tu penses, ben là, si je leur ai pas dit, si je le leur ai pas montré, si je l’ai pas écrit, comment qu’ils vont faire pour savoir? Ils sauront pas. »
« Plus vieux tu viens, tu penses, ben là, si je leur ai pas dit, si je le leur ai pas montré, si je l’ai pas écrit, comment qu’ils vont faire pour savoir? Ils sauront pas. »
-Bernadette Goguen
Le groupe prévoit continuer à faire des ateliers de teinture, de vendre leurs kits de tricot et de hookage. Cet été, ils espèrent faire filer de la laine d’animaux du Nouveau-Brunswick, pour que le produit final soit entièrement local, et ils ont des projets de teinture et de tissage de lin qui a été cultivé dans la région. Les gens intéressés peuvent consulter la page Facebook de Couleurs du pays pour rester au courant des activités du groupe.

Mira,
Very interesting article. Enjoyed learning about this process. Thanks
Katia